Association Française des Professeurs de Chinois

POÉSIES DE
L'ÉPOQUE
DES THANG


    I.
1. Introduction
2. Antiquité
3. Pré Thang
4. Thang
    II.
1. Langue
2. Prosodie
3. Stylistique
4. Conclusion
    Poésies de
1. LI-TAÏ-PÉ,
2. THOU-FOU,
3. AUTRES,
4. AUTRES 2.

Poésies de l’époque des Thang

traduites du chinois et présentées
par le Marquis d'Hervey-Saint-Denys

L’art poétique et la prosodie chez les Chinois

II. 3. Stylistique

Quatrains appelés « tsué-keou »Vers appelés « liu-chi »Vers appelés « paï-liu-chi »Emploi de certains procédésCésureEnjambementChevillesExpressions figuréesComparaisonsExpressions graduéesHarmonie imitativeAcrostichesAllusionsRépétitions

De quelque façon qu’on juge ce mécanisme prosodique, si différent de ceux auxquels les langues européennes nous ont accoutumés, il est une remarque qu’on devra faire, un résultat qui mérite assurément de fixer l’attention : c’est l’intime solidarité qui s’établit dans une strophe chinoise entre tous les éléments dont elle est composée, les distiques et les vers, les caractères et les sons. Tandis que, pied à pied, deux vers jumeaux contrebalancent leurs consonances, indispensables l’un à l’autre, les deux distiques sont liés, non seulement par la rime, mais par la double alternance des tons qui forment leurs désinences. Si l’on ajoute à cet ensemble le parallélisme rigoureux des mots pleins et des mots vides, ou tout au moins le parallélisme des idées dont les Chinois font un usage si fréquent, on a sous les yeux vingt ou vingt-huit signes graphiques [vingt si ce sont des vers de cinq pieds, vingt-huit si les vers ont sept pieds] tissés pour ainsi dire d’un seul morceau. « Le parallélisme des expressions doit enchaîner si étroitement les phrases, dit un écrivain chinois, qu’on ne puisse supprimer ni un vers, ni une strophe sans qu’on s’en aperçoive, sans que l’ensemble du morceau tout entier en soit altéré. »

Tels furent les procédés de versification popularisés, sinon imaginés, par les poètes des Thang. En ce qui touche les petits poèmes, nous avons dit qu’ils s’attachèrent à régulariser les anciens cadres plutôt qu’à les modifier profondément. Une revue des formes qu’ils conservèrent, avec les modifications qu’ils y ont apportées, nous donnera donc la dernière expression de cette prosodie, au temps où elle atteignit son apogée, suivant l’unanime opinion des Chinois.

 

Quatrains appelés « tsué-keou »

Quatre vers d’égale longueur, de cinq ou de sept pieds chacun.

La rime obligatoire au second et au quatrième vers.

Les deux vers qui ne riment pas, obligés de finir dans un ton opposé à celui de la rime ; si la rime est un ton ping, ils se termineront par un ton tse. Permission toutefois de déroger à cette règle pour le premier vers du quatrain, à condition qu’il rime exactement avec les second et quatrième. Le quatrième offre en ce cas trois vers sur la même rime, et par conséquent sur le même ton.

Opposition des tons entre les deux pieds correspondants de chaque distique, rigoureusement exigée pour tous les pieds, si l’on veut que la pièce soit irréprochable. Le premier vers du quatrain jouissant seulement de quelques licences, à la condition de rimer avec le second et quatrième vers.

Deux vers au moins sur les quatre doivent remplir, en ce qui concerne la distinction des mots pleins et des mots vides, les conditions de parallélisme qui ont été indiquées plus haut. Ce parallélisme peut s’établir entre les deux vers du premier distique, entre les deux vers du second, ou bien encore entre le premier et le dernier vers de la pièce ; mais non pas entre le second et le troisième vers. Le second et le troisième vers ne peuvent jamais rimer ensemble ; on a jugé sans doute que l’opposition des tons dans la désinence nuirait au bon effet de ce parallélisme si recherché.

Voilà pour les règles prosodiques proprement dites. Ajoutons-y le précepte de l’art poétique, relatif aux quatre périodes essentielles dans toute composition en vers : l’exorde, la perspective, le tournant et la conclusion.

Un sonnet, sans défaut, vaut seul un long poème

a dit Boileau.. Les Chinois pensent de même à l’égard des quatrains tsué-keou.

 

Vers appelés « liu-chi ».

Huit vers sans changement de rime, ce qui veut dire que quatre d’entre eux, les second, quatrième, sixième et huitième, doivent se terminer par la même consonance et dans le même ton. Ceux qui sont dispensés de la rime, obligés de finir dans un ton opposé à celui des vers rimants.

Exception facultative pour le premier vers seulement, s’il convient au poète de le faire rimer avec ceux où la rime est obligatoire.

Pour le premier vers de la pièce, toujours placé dans des conditions exceptionnelles, s’il plaît au poète de le faire rimer avec les quatre vers où la rime est obligatoire, il en est libre. La pièce offre alors cinq désinences dans un même ton.

Pour chaque distique, opposition de ton entre les deux pieds correspondants, toujours obligatoire aux second, quatrième et cinquième pieds dans les vers de cinq mots, aux second, quatrième, sixième et septième pieds dans les vers de sept mots ; sauf les libertés stipulées en faveur du premier vers, pourvu qu’il rime avec le second et le troisième.

Deux distiques, sur les quatre, y sont parfois soumis aux lois du parallélisme entre les mots pleins et les mots vides. La règle toutefois n’est pas obligatoire. Les poètes des Thang la négligent le plus souvent.

Un distique appartient naturellement à chacune des quatre périodes ; mais on est toujours libre de resserrer une période pour donner à une autre plus de développement.

On voit que, sur une forme moins concise, le plan des vers liu-chi ne diffère pas beaucoup de celui des tsué-keou. Leur cadre de huit vers, divisés en deux strophes, est généralement la forme préférée par les poètes des Thang, lorsqu’ils veulent s’étendre sur un sujet sérieux. Ces doubles quatrains qui se succèdent deviennent alors autant de stances dont la réunion forme un poème. C’est sur ce rythme qu’est composée la pièce intitulée Chant d’automne, qu’on trouvera parmi les poésies de Thou-fou.

 

Vers appelés « paï-liu-chi ».

Leur cadre est de douze vers, assujettis à la même rime, qui revient par conséquent six fois, et se place toujours au second vers de chaque distique.

En ce qui concerne les licences accordées pour le premier vers, les exigences du parallélisme des termes et de l’alternance des tons, tout ce qui vient d’être dit au sujet des vers liu-chi leur est applicable.

 

Toutes les formes prosodiques régulières sont résumées dans ces trois cadres, auxquels on remarquera du reste que les poètes des Thang furent bien loin de se constamment assujettir. Plus de la moitié des compositions de Li-taï-pé sont en vers irréguliers, dits à la manière antique, où le poète n’a d’autre règle que sa fantaisie pour l’arrangement des rimes, aussi bien que pour la mesure et la longueur des vers.

Suivant le sujet qu’elles traitent, suivant les allures qu’elles prennent, ces pièces sont appelées yn, ko, kio, yu, hing, chant, chanson, verve, marche, noms significatifs qui n’ont pas besoin d’être expliqués ; tantôt l’on y rencontre de longues tirades sur la même rime, tantôt de brusques changements de rythme, destinés à faire ressortir quelques rapides transitions ; d’autres fois ce sont des refrains ou des répétitions périodiques, ou de petits vers jetés à la fin d’un morceau dont ils lancent le trait principal, comme dans ce distique de la Fontaine :

Mais qu’en sort-il souvent ?

Du vent.

Les diverses sortes de chansons, comprises sous le nom générique de ko-ching, occupent une large place dans les traités comme dans les recueils de poésie chinoise, ce qui n’étonnera point chez un peuple où la musique et la versification sont des compagnes inséparables. Le ko-ching est l’objet de nombreux préceptes, dont quelques-uns, je crois, méritent d’être cités :

« Ce genre de composition offre trois difficultés capitales, dit l’écrivain Ouang-tchèn,

« 1° La facture du premier vers.

« 2° La transition d’un couplet à un autre.

« 3° Le trait final pour lequel on se montre plus difficile dans une chanson que dans toute autre composition.

« Quand vous faites une chanson sur un sujet ordinaire, vous pouvez composer une pièce longue et tranquille, si cela vous convient ; mais si vous traitez quelque sujet dramatique ou extraordinaire, il faut que vos vers se pressent et sautent comme un cheval au galop. Il faut qu’ils arrivent au but sans détours, et que ce but soit bien nettement tracé. »

Le parti que les Chinois savent tirer de la rime dans ces sortes de pièces mérite souvent d’être remarqué. Le retour d’une consonance habilement ramenée supplée parfois à la trop grande concision de la langue, en éveillant l’attention sur certaines liaisons d’idées qu’on n’eût point saisies peut-être si l’oreille n’eût averti de les remarquer.

Les poètes des Thang cultivaient donc tout à la fois ces deux manières distinctes : celle où l’on doit se plier aux proportions d’un cadre invariable, celle où l’inspiration se déploie dans un espace illimité.

J’ai dit que la prosodie chinoise avait fort peu changé depuis ces temps qu’on nomme en Chine la grande époque. Il n’y a guère plus de trois siècles que, pour rendre les concours littéraires plus difficiles, on imagina d’ériger en règles sévères des combinaisons qui n’avaient été jusque-là que des artifices accidentels. Ces règles nouvelles portent uniquement sur une série d’exigences et de distinctions subtiles, presque toutes relatives au parallélisme des mots pleins et des mots vides, ou bien à la stricte observance du principe qui veut que le choix de tous les caractères formant le titre d’une pièce se trouve successivement justifié dans le cours du morceau. De telles minuties ne méritent pas qu’on s’y arrête ; il suffira de n’avoir point terminé cette revue sans les mentionner. Si les candidats sont forcés de les respecter, si quelques auteurs s’en amusent comme d’un jeu d’esprit, on peut constater, en parcourant les œuvres des poètes modernes les plus en renom [Pong-youen-choui et Ki-yun, entre autres, poètes célèbres presque contemporains], qu’ils jugent rarement à propos de s’y soumettre, et surtout de les observer dans toutes les parties d’un morceau.

Peut-être sera-t-il intéressant de signaler maintenant, dans la poésie chinoise, l’emploi de certains procédés, de certains tours, de certaines manières offrant quelque analogie ou quelque contraste avec les habitudes et les allures poétiques des autres langues. Nous avons eu déjà, par exemple, l’occasion de remarquer combien les inversions, si fréquentes et si recherchées par les poètes de Rome et de la Grèce, seraient impraticables avec cette écriture chinoise, où l’on ne peut déplacer un caractère sans changer aussitôt toutes les conditions de sa valeur. Il a été question aussi de la césure à l’occasion des vers de sept pieds. Cette césure ne saurait naturellement ressembler à celle de la versification latine, puisque les caractères chinois sont indivisibles, de même que les monosyllabes correspondants ; c’est la césure française avec un repos bien marqué, comme dans ce vers célèbre :

Je le ferais encor, si j’avais à le faire.

Dès l’origine des vers de sept pieds, on y aperçoit ce repos très nettement indiqué. La mesure semblait déjà trop longue pour être parcourue d’un seul trait, et c’était après le quatrième pied que l’on coupait le vers en deux hémistiches, usage qui s’est perpétué jusqu’à notre époque et qu’on observe encore aujourd’hui.

[M. Davis me paraît aller trop loin, quand il fait du repos après le quatrième pied une règle absolue et invariable. La césure est évidemment après le troisième pied, dans ces deux vers de Thou-fou qui commencent une pièce dont la traduction se trouve plus bas (p. 157) :

Kiun pou kien Hoang-ho tchi chouï, Domine, nonne vides Hoang-ho (flavi fluminis) aquas ?
Thien chang laï, pen lie ou tao haï. (De) cœlorum altitudine venientes, fugiendo defluunt ad mare.

Il en est de même dans ce vers d’un poème moderne (le Hoa-tsien) qui me tombe sous les yeux :

Kin siao sse, tso hoang youen kio. Cette nuit (je vais) mourir ;
je deviendrai de la fontaine jaune un hôte.

Bien que ces exemples soient rares, ils ne sont point cependant si exceptionnels qu’on puisse les regarder uniquement comme des licences.

On remarque du reste presque toujours que si le poète a placé la césure au troisième pied, dans le premier vers d’un distique, c’est également au troisième pied que la césure se retrouvera dans le second.]

Où la césure est surtout marquée, c’est dans le vers de six mots (qui est d’ailleurs d’un usage extrêmement rare). Elle le coupe alors en deux parties égales, si nettement, que, sans l’indication fournie par la rime, on aurait peine à distinguer parfois, dans une édition non ponctuée [un grand nombre d’éditions chinoises ne sont pas ponctuées, ce qui rend parfois très ardue l’intelligence d’un texte. Le pédantisme des lettrés se complait dans ce redoublement de difficultés], si ce sont des vers de six, ou seulement des vers de trois mots qu’on a sous les yeux. Les vers de trois mots n’ont jamais de césure, comme on peut l’imaginer ; ceux de quatre pieds sont dans le même cas. M. Davis indique une césure après le second pied dans les vers de cinq mots ; mais j’avoue, en ce qui me concerne, ne l’avoir jamais perçue assez régulièrement pour la constater d’une manière certaine.

L’enjambement est-il ou n’est-il point pratiqué dans la versification chinoise ? Si l’on entend seulement par enjambement, l’achèvement, au milieu d’un second vers, d’un sens qui demeurait suspendu à la fin du premier, je crois, avec MM. de Rémusat et Davis, que les poètes chinois ne se le sont jamais permis ; mais s’il suffit, pour qu’il y ait enjambement, qu’une même phrase occupe à elle seule un distique tout entier, sans repos appréciable entre les deux vers, des exemples n’en seront pas difficiles à rencontrer parmi les productions les plus estimées, témoin ces vers, empruntés encore au célèbre poète Thou-fou [Thang chi ho kiai, livre 6 ; chap. 12],

Pou tchi tsang haï chang

Nescitur vastum mare super

Tien hien ki chi hoeï.

Cœli legatus quo tempore revertetur.

La nécessité de se plier aux exigences de la rime et de la mesure crée nécessairement partout des difficultés analogues, auxquelles on cherche à se soustraire par les mêmes moyens. On doit donc s’attendre à rencontrer aussi des chevilles en chinois. Pour apprécier le plus ou moins de naturel et d’à-propos avec lesquels une rime est amenée, le plus ou moins de bonheur avec lequel un terme est employé, il faut une connaissance si approfondie de la langue du poète, que je ne saurais juger, je l’avoue, si c’est ou non la consonance qui, dans telle ou telle circonstance déterminée, a pu décider le choix d’un mot ; mais il est un autre genre de chevilles plus facilement appréciables, et d’autant plus utiles à examiner, qu’elles feront pénétrer plus avant dans le mécanisme de la langue chinoise, ce sont les chevilles de mesure, pour satisfaire aux lois de la quantité. Nous savons que, simples ou compliqués, toujours égaux entre eux dans leurs formes invariables, prêts à jouer tous les rôles grammaticaux suivant le poste qu’on leur assignera dans la mêlée, les caractères chinois ont chacun leur individualité si complète, qu’un vers de sept pieds pourrait aussi s’appeler indifféremment vers de sept mots ou de sept idées.

Qu’on se représente donc, par exemple, une de ces pièces appelées liu-chi, en vers de cette mesure. Le poète a dû y faire entrer cinquante-six mots, ni plus ni moins, sans avoir, comme en français, et surtout en latin, pour parer aux exigences de la prosodie, la ressource d’une certaine élasticité entre les diverses parties du discours. Aura-t-il su se défendre toujours des mots inutiles et du pléonasme ? Aura-t-il pu caser chaque racine à sa place sans le secours d’aucune soudure artificielle ? Une pièce n’est réputée parfaite qu’autant que tous ses caractères se tiennent au point de n’en pouvoir soustraire un seul sans obscurcir le sens et nuire à la pensée. Cet amour des Chinois pour la concision est souvent l’écueil des vers de sept pieds. Il en est pourtant de Thou-fou et de Ouang-oey qui excitent, sous ce rapport, au plus haut degré l’admiration des commentateurs ; d’autres où, sans amoindrir l’expression de la pensée par des termes parasites, l’auteur a mis à profit les chevilles particulières à l’instrument dont il se servait. Ce sont d’abord des particules euphoniques, relatives ou numériques, ou simplement exclamatives et finales, ièn, ye, y, etc., yeh, et tsaï que nous connaissons déjà, de ces petits mots dont parle Mme Dacier, « qui, sans rien signifier, ne laissent pas d’ajouter parfois beaucoup de grâce et de force aux vers d’Homère, qui savent adoucir le choc des mots, cadencer les phrases, arrondir les périodes et plaire à l’oreille ». Viennent ensuite, comme dans toutes les langues, ces adjectifs qualificatifs, souples et commodes auxiliaires dont quelques-uns finissent par devenir les compagnons presque inséparables des mots auxquels on a l’habitude de les associer. Ver novum, geniale, floridum ; frigida, sæva, sterilis hyems ; ces locutions toutes faites du Gradus ont leur correspondance exacte en chinois. Notons, enfin, l’agrégation de certains synonymes, qu’on réunit ou qu’on dédouble à l’occasion.

De toutes les chevilles, les plus excusables sont, aux yeux des Chinois, celles à qui leur insignifiance même assure la plus complète neutralité. En voici précisément un exemple dans un vers de Thou-fou cité plus haut :

Kiun pou kien hoang ho tchi choui.

Tchi, qui est ici la marque du génitif, est tout à fait inutile avant le mot choui, car il suffit que deux substantifs se suivent pour que le second se trouve au génitif par position. Le même poète nous le prouvera lui-même dans une pièce en vers de cinq pieds, où l’on rencontre cette phrase analogue :

Pou kien san kiang choui.

Il ne voit plus les eaux des trois fleuves.

Ici, la mesure ne l’obligeait pas à s’étendre ; la particule tchi a disparu.

Si les épithètes habituellement employées par les poètes de la Chine sont moins variées et moins fréquentes que celles dont les Latins se sont servi, le nombre des expressions figurées n’est peut-être dans aucune langue poétique aussi multiplié que chez les Chinois. La plupart sont tirées de l’histoire, de la mythologie, des usages populaires, des traditions ou des livres sacrés.

Un peintre célèbre pour la fougue avec laquelle il savait représenter des bêtes féroces, et surtout des tigres en furie, ayant eu également la réputation de boire beaucoup avant de saisir le pinceau, hoa hou, peindre le tigre, signifie s’enivrer à demi. Une pièce de vers devenue classique, renfermant, à propos d’un naufrage, des pensées de haute morale exprimées en style élevé, choui ching, le bruit des flots, a pris le sens de leçons de sagesse. Un roi de l’Antiquité s’était conduit généreusement vis-à-vis d’une jeune femme. Courant, plus tard, de grands dangers dans une bataille décisive, il vit tout à coup surgir un vieillard, qui fit rouler sur le sol le plus acharné de ses adversaires, en nouant rapidement les grandes herbes entre les pieds de son cheval. Ce vieillard, dit la légende, lui apparut en songe la nuit suivante et lui apprit qu’il était le père de la jeune femme généreusement traitée par lui. Nouer l’herbe signifia dès lors garder une longue reconnaissance. Chercher la source des Pêchers, c’est chercher ce qui est introuvable [Voir p. 334, n. 1] Epouser Mo-tseou, c’est contracter un mariage heureux [Voir p. 326, n. 6]. Je relève un assez grand nombre de ces expressions dans les notes placées à la suite des pièces que j’ai traduites. On conçoit que, sans le secours des commentaires, elles seraient parfois tout à fait incompréhensibles.

Quant aux comparaisons dont les poètes que nous étudions font usage, elles sont généralement beaucoup plus simples que celles des autres Orientaux. L’esprit positif des Chinois veut des images qui ne placent point l’idéal trop au-delà du possible. La différence de nos climats, celle des beautés que la nature expose à leurs regards ou aux nôtres, leur fait souvent saisir d’autres rapprochements que ceux qui nous frappent ; mais ils sortent rarement de certaines bornes que j’assimilerais volontiers à celles dans lesquelles nous demeurons. Ils compareront la souplesse d’une jeune fille à celle d’une jeune tige de bambou ; ils diront que son front ressemble à du jade, et ses petits pieds à des boutons de nénuphar ; mais ils n’imagineront jamais, comme les Persans ou les Arabes, de comparer ses flancs à ceux d’une montagne, ni ses cheveux à des rameaux touffus.

Dans leur simplicité pourtant, certaines comparaisons chinoises font réfléchir à tout ce qu’il y a parfois de singulièrement conventionnel dans la façon dont les hommes associent entre elles certaines impressions. Pourquoi l’oie et le canard sont-ils marqués chez nous d’une sorte de ridicule, tandis qu’ils sont pour les Chinois des symboles de persévérance et d’attachement ? Pourquoi le chant de la tourterelle, au contraire, ne pourrait-il figurer dans les strophes d’un poète chinois sans exciter la moquerie ? Il n’est point d’orientaliste qui n’ait redouté quelquefois l’écueil de ces anomalies, placé entre son respect pour un texte, et sa crainte de voir sourire le lecteur.

La langue écrite est extrêmement riche en synonymes et surtout en expressions graduées, qui permettent presque toujours de nuancer les pensées sans renoncer à la concision. Elle possède en outre, pour les peintures descriptives, une forme grammaticale tenant à la fois du verbe et de l’adverbe, dont la construction rapide et facile est parfois d’un grand secours. Tantôt c’est un mot simplement redoublé qui prend le sens de : à la manière de... agir à la manière de... kuèn kuèn, à la manière des papillons, voleter à la manière des papillons ; pièn pièn, morceau par morceau, se détacher un à un, tomber un à un ; tantôt ce sont deux synonymes, ou plutôt deux expressions de signification voisine, qui se spécifient l’une par l’autre, et que l’addition d’une particule adverbiale réunit pour ainsi dire en un seul mot, exactement comme dans les constructions espagnoles real y verdadera-mente, leal y fiel-mente, avec cette différence toutefois, que la langue chinoise n’a jamais besoin de plus de trois sons ou de trois caractères pour arriver au même résultat.

Un grand nombre de ces composés produisent aussi des effets assez curieux d’harmonie imitative, très fréquente et très facile du reste dans une langue où la plupart des mots ne sont que des onomatopées. Des intentions analogues à celles de ces exemples connus :

Quadrupedante putrem sonitu quatit unguza campum,

ou bien

Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?

se rencontrent à toutes les pages d’un poème chinois. Constatons toutefois, en passant, que les gloses chinoises, si minutieuses dès qu’il s’agit d’appeler l’attention sur l’heureux emploi de quelque caractère, ne s’arrêtent jamais à signaler des artifices où l’oreille seule est mise en jeu. Est-ce parce que rien ne saurait avoir de prix, s’il manque le charme de la difficulté vaincue ? Est-ce par suite du véritable culte que professe tout lettré chinois pour les caractères, culte qui lui fait regarder comme puéril tout ce qui n’en découle pas directement ?

Les acrostiches de toute sorte, les jeux d’esprit où l’érudition joue son rôle, les énigmes produites par l’interversion des rimes ou des hémistiches furent au contraire et tout naturellement en usage dès l’Antiquité. La dive bouteille de Rabelais existe, presque identique, en vers chinois. Enfin les bouts rimés, en grande vogue à l’époque des Thang, n’ont rien perdu de leur faveur dans ta patrie de Li-taï-pé. On les pratique rarement, il est vrai, par l’adoption de rimes jetées au hasard, mais on voit fréquemment un auteur répondre sur les mêmes rimes à des vers qui lui sont adressés, ou bien encore composer un morceau tout entier sur les rimes de quelque pièce célèbre, avec laquelle il trouve ainsi moyen d’établir une relation tacite, très délicate ou très hardie parfois dans les pièces galantes, d’un grand effet surtout dans la satire, pour les allusions à provoquer.

Ces allusions sont toujours saisies, car jamais scoliaste européen ne posséda ses classiques, mieux qu’un lettré chinois ne connaît ses auteurs. L’amour de l’érudition va chez lui jusqu’à ennoblir le plagiat. Le poète qui emprunte habilement un hémistiche, ou même un vers tout entier à quelque chef-d’œuvre antique, est sûr de recueillir pour lui-même une partie de l’agréable impression qu’il a su réveiller. « C’est, dit Fan-koué, comme si, durant l’absence, on vous faisait respirer tout à coup le parfum d’une personne aimée. La joie que vous en ressentiriez ouvrirait certainement votre cœur au plaisir. »

Si l’admirable lucidité, qui est le génie particulier de notre langue, nous porte à désirer toujours une netteté parfaite dans les images qu’on met sous nos yeux, les Chinois, au contraire, ne craignent point d’exposer leurs tableaux sous un demi-jour qui laisse quelque chose à deviner. Cherchant avant tout la concision, jaloux de serrer les pensées, ils sont heureux quand ils peuvent, au moyen de quelques caractères, évoquer par une sorte de mnémonique des impressions en rapport avec le sujet qu’ils ont abordé. Thou-fou et Li-taï-pé ont ainsi pillé les anciens ; les modernes pillent de même Li-taï-pé, Thou-fou et leurs meilleurs disciples, et chaque fois qu’une glose s’en aperçoit, elle vous le signale comme un mérite, jamais comme une faute à relever.

Des considérations, qui sans être identiques, découlent pourtant d’un principe analogue, conduisent souvent les poètes de la Chine à rechercher les répétitions de mots au lieu de les éviter. Dans l’analyse que fait un commentateur chinois d’une pièce insérée dans ce recueil [P. 331], il admire comme une sérieuse beauté que les caractères kiang, fleuve, et youè, lune, faisant partie du titre de la pièce, soient ramenés, le premier douze fois et le second quinze fois, dans le courant du morceau. C’est la conséquence du génie idéographique de cette langue écrite, dont les signes s’adressent à la vue avant même de s’adresser à l’esprit. Chacun d’entre eux étant une image, on comprend que le lecteur ne se lasse point de retrouver à chaque strophe celle du fleuve et celle de la lune, puisqu’elles forment toujours le fond du tableau. S’il s’agissait de quelque promenade à travers des bois touffus ou des régions montagneuses, une infinité de caractères renfermant les racines graphiques des arbres, des rochers, de la verdure avertiraient tout d’abord les yeux des fraîches descriptions en perspective. Ce genre de beauté comporte des raffinements qu’un lettré chinois peut seul apprécier, mais qu’un Européen doit pourtant connaître, s’il veut se faire une idée précise de toutes les ressources du vers chinois. L’attention des gloses se porte très fréquemment sur l’heureux emploi de tel ou tel caractère, qu’elle a soin de marquer au passage par quelque gros point d’admiration. Tantôt ce caractère est pris dans un sens exceptionnel qui paraît doubler sa valeur ; tantôt il entraîne la réminiscence d’un ancien texte, et il évoque tacitement tout un cortège d’idées gracieuses, d’allusions délicates ou puissantes, dont le charme se répand sur tout le morceau.

On conçoit du reste que cet usage de puiser constamment aux sources antiques ait contribué beaucoup, pour sa part, à maintenir le style primitif dans sa pureté.

Le résumé que fait le père Cibot des principaux caractères de la langue chinoise me paraît terminer trop bien cette esquisse pour que je résiste à le citer textuellement.

POÉSIES DE L'ÉPOQUE DES THANG traduites du chinois et présentées par le Marquis d'HERVEY-SAINT-DENYS
I. 1. Introduction ; 2. Antiquité ; 3. Pré Thang ; 4. Thang ; II. 1. Langue ; 2. Prosodie ; 3. Stylistique ; 4. Conclusion
Poésies de Li-taï-pé, Thou-fou, d'auteurs connus, d'auteurs moins connus.
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